La genèse de cette BD est particulière, puisqu’elle est l’adaptation du roman éponyme de Jean-Pierre Levaray, qui l’avait écrit pour exorciser ses propres démons, étant lui-même ouvrier de fabrication depuis 30 ans. Le roman publié en 2002 racontait ses mésaventures et plus généralement la difficile condition de salarié, avec tout ce qu’elle a de monotone et de répétitif. C’est lors d’une manifestation littéraire que Jean-Pierre Levaray fait une rencontre déterminante en la personne d’Olivier Petit, qui lui propose de transposer l’action du roman dans les cases d’une BD. Olivier Petit cherche la personne idéale parmi ses dessinateurs, et c’est à partir de là qu’Efix va rencontrer Levaray.
Les deux hommes semblent sur la même longueur d’ondes, et le projet peut être lancé. La production a pris plusieurs années, Efix testant plusieurs styles avant d’opter pour un noir et blanc cru collant parfaitement à l’ambiance que souhaite donner Levaray.
Putain d’Usine est un récit à la fois très personnel, mais il revêt également un caractère universel évident. Tous ceux qui sont passés par les chaînes de production, que ce soit en job d’été ou en tant que salarié, retrouveront l’atmosphère oppressante de ces immenses ventres noirs qui engloutissent les hommes pour les relâcher après les avoir essorés pendant des heures. C’est au concept même de taylorisme que l’auteur s’attaque, celui qui vous réduit à l’état de machine pendant toute une vie, un simple rouage destiné à assouvir les besoins d’une production exponentielle et infernale.
L’usine, c’est l’enfer, dans lequel les ouvriers tentent de se serrer les coudes comme ils peuvent, et où le danger guette à chaque coin. La visualisation que fait Efix des cauchemars de Levaray est très réussie, et les peurs nocturnes rejoignent celles qui nous happaient durant notre enfance. La peur du noir, la peur de ce qui se cache dans cette immensité , tout cela est très bien rendu par un graphisme fort et une atmosphère tranchée.
Le découpage est composé de nombreuses séquences courtes, allant de la grève à l’apéro, en passant par l’angoisse d’aller au travail, les accidents, etc… Levaray fait un tour complet de ce qui se passe dans une usine, mettant en évidence le conditionnement qu’elle a sur les individus, tant d’un point de vue individuel que social. L’usine esquinte, que ce soit à cause des produits toxiques, des presses destructrices ou de la déchéance de l’esprit humain qu’elle provoque.
Levaray prend bien sûr position pour les ouvriers qui se trouvent tout en bas de l’échelle, et il est vrai que le combat mené contre le patronat est bien manichéen. Mais même si cet aspect-là semble parfois exagéré, il tient bien compte du ressenti des ouvriers, et il souligne bien les multiples problèmes auxquels ils sont confrontés chaque jour, que ce soit en période de négociations salariales ou de délocalisations. La période est très dure, et c’est toujours les plus petits qui trinquent en premier. De ce point de vue, il est aisé de comprendre les ressentiments de Jean-Pierre Levaray.
Mais la force de ce bouquin, c’est que tout ces aspects négatifs sont expliqués avec beaucoup de philosophie, et l’auteur parvient à déceler de la beauté même dans cet enfer.